de Lous » 11 Mai 2013, 12:56
Le lien que tu nous propose est intéressant mais il commence son historique avec la récupération du symbole du loup par le christianisme qui, toujours très doué en marketing, a un long passif de récupération/diabolisation des concepts païens (ex: le dieu de la fertilité Pan -> le diable cornu et libidineux avec ses sabots).
Pour rebondir, j'ai envie de parler du loup des contes avant qu'il ne soit juste "le mal". Les contes étaient en effet nettement plus troubles et subtils en terme de moralité.
Le "grand méchant loup", donc, était déjà méchant. Et grand, c'est aussi un point important: comme l'ogre et les géants, le méchant de l'histoire est généralement taillé XXL alors que son héros est au contraire petit (voire de la taille d'un pouce) et jeune (très souvent le cadet de la famille s'en sort le mieux). C'est que ce sont des histoires de petites gens qui, fondamentalement, racontent comment le faible et sans atout triomphe par son cœur, sa persévérance, son intelligence et souvent l'aide providentielle de sa communauté (ex: le chasseur/bûcheron dont je reparle plus loin) des pires épreuves. Et maître loup, justement, est "épreuve" de profession bien plus que méchant, c'est bien pourquoi il est si fréquemment représenté.
Mieux il est obstacle intérieur (les extérieurs sont souvent plus humanoïdes) pour nous parler de combats plus intimes: en effet jamais il ne se contente de surgir par surprise du bois pour vous gober d'un coup, au contraire pour être dévoré il faut aller l'y chercher. C'est flagrant dans l'histoire du petit chaperon rouge où il rencontre très tôt la jeune fille sans tenter de profiter de l'occasion pour la dévorer. Il va plutôt lui tendre un piège et gagner la partie par la ruse avant de croquer son prix. Les versions du conte sont, comme toujours, nombreuses mais dans beaucoup il ne se contente pas d'aller se travestir en mère grand mais incite la jeune fille à s'écarter du chemin (par exemple pour aller cueillir des fleurs) afin de gagner le temps nécessaire à son forfait: si la vieille femme se fait dévorer, ce n'est donc pas juste à cause d'une bête sortie du bois mais bien parce que le petit chaperon rouge, ignorant les conseils qu'on lui a donné, se laisse tenter par les plaisirs placés sur sa route.
Dans les 3 petits cochons ou le loup et les 7 chevreaux, le loup arrive plus spontanément. Mais c'est uniquement alors que ses victimes ont terminé de se préparer (construction des maisons/consignes et avertissements de la mère) et sont fin prêtes pour leur épreuve qu'il apparaît, comme répondant à l'invitation.
Au sujet de ces thèmes, on devine aisément que le loup est aussi l'équivalent médiéval du gentil monsieur qui offre des bonbons aux enfants à l'arrière de sa camionnette. Les significations se mélangent souvent dans les contes et l'une n’empêche pas l'autre, pas plus que cet aspect ne lui enlève son positionnement intérieur: dans la logique implacable des contes, si tu monte dans la camionnette malgré les avertissements de ta maman c'est bien toi le responsable de ce qui va t'arriver ensuite.
Mais poursuivons plus avant: le héros à faillis et le grand méchant loup fait ce qu'il sait faire de mieux, gober tout rond le malheureux. Tôt où tard, le loup arrive toujours à gober le héros. Jamais il ne mâche. Outre la force iconique de la représentation, qui amplifie la voracité sans limite du loup et son côté surnaturel, cette façon de faire est très importante. Premièrement, elle permet au héros de survivre à l'expérience et d'être plus tard extrait du ventre de la bête (motif dont le loup n'a pas le monopole d'ailleurs, comme le confirmerait par exemple Pinocchio). Et là se révèle plus en détail le sens du loup dans les contes.
Être dévoré puis "dé-dévoré" est un passage de cycle. Comme le jour et la nuit (dévoré = lumière->obscurité = crépuscule | libéré = obscurité->lumière = aurore), le cycle des saisons, les décès et les naissances. Une mort non définitive suivie d'un renouveau, une transformation. Le loup, en fait, ne mange le héros que pour concrétiser le fait que l'épreuve l'a changé à jamais (et c'est parcequ'il a cette fonction qu'une _grand_ mère n'apaise pas sa faim alors qu'un _petit_ chaperon rouge, oui ^^). Le loup est un portail, il représente tout ce qui "ne te tue pas et te rends plus fort". On remarquera, ce qui en dit long sur la morale de l'époque, qu'il faut faillir pour apprendre et que si le héros a toujours l'occasion de briller par ses qualités personnelles propres, le plus souvent il lui faut un coup de main extérieur à la fin pour se tirer du fond du trou ("aide toi et le ci... et la communauté t'aidera"): arrive alors le chasseur/bûcheron (chaperon) ou la mère (chevreaux) pour ouvrir le ventre du loup qui, repus et donc privé de la faim dévorante qui lui donnait sa puissance, dors d'un sommeil de pierre.
...pierres dont on lui lestera souvent l'estomac entraînant sa noyade rapide, mais ces versions de l'histoire sont plus récentes: les anciens contes se soucient peu du loup une fois sa fonction accomplie alors que les nouveaux, plus puritains, tiennent à le punir et à le purifier par l'eau pour ses méfaits.
Là encore le petit chaperon rouge est un exemple éclairant: la jeune fille suivant la route allant vers la vieille femme, son couvre chef à la symbolique sexuelle (les psys sont formels, chaperon=clitoris et rouge=premières menstruations), quitter le village pour traverser la forêt, croiser le chemin d'un filou paré de forts attributs virils et pour finir une métamorphose? C'est bien une histoire de passage à l'age adulte. Du coup est-ce une si mauvaise chose d'être avalé par le loup? L’ambiguïté du conte semble ici être précisément son message, c'est une aventure qui n'est pas sans danger mais peut être formatrice, tout dépendra de la façon dont tu l'abordera.
Tout ça qui rends notre gros loup nettement plus intéressant qu'un bête "méchant" standard. Il est une créature sauvage amorale plutôt qu'immorale, une force et un test qui va te dévorer de l'intérieur ou au contraire te transcender. Ni ton ami, ni ton ennemi, mais il a l’œil sur toi et brûle de te rencontrer.
Ce type de symbole est fréquemment retrouvé dans d'autres contextes. En mythologie nordique, par exemple, les loups Hati et Skol poursuivent respectivement le soleil et la lune, créant le cycle du jour et de la nuit. Lorsqu'ils rattraperont et dévoreront leur proies (détruisant symboliquement le temps lui-même) sera l'avènement du Ragnarök: la fin du monde tel que nous le connaissons _mais_ aussi la naissance d'un nouveau.
Moins bestial mais très proche dans son sens, la 13ème arcane majeure du tarot de Marseille (souvent improprement appelée "la mort" alors qu'elle ne porte pas de nom) nous montre un squelette armé d'une faux: tout menaçant qu'il puisse paraître, c'est bien un symbole de fin de cycle et de renouveau, comme le suggère le fait qu'au lieu de porter sa faux haute et menaçante il est en train de la manier au sol tel un faucheur ("tu récoltera ce que tu a semé") et s'il peut être de très mauvais augure il peut tout autant être un excellent présage selon le contexte. C'est le grand méchant loup dans un autre costume.
Dans le même tarot, la roue de fortune évoque une vision de la chance et de la malchance cyclique: pour avoir la chance, il faut inexorablement passer par les épreuves qui la précède. Alors que la roue avance, à chaque malheur qui se rapproche, un bonheur le fait aussi... et vice versa. Si l'on est ici dans un symbole très différent du loup, cette vision du bien et du mal comme intrinsèquement liés au lieu de contraires bien séparés aide à le comprendre. Le loup, cependant, est moins fataliste que la roue: avec lui tu n'en est pas réduit à te soumettre à la destinée, c'est ta façon d'aborder ce qu'elle met en travers de ton chemin qui en fait des opportunités ou des obstacles.
Bref, je ne sais pas pour vous, mais moi je trouve que Grand Méchant n'est pas si antipathique que ça, quand on apprends à le connaître. :)